Jacques Hainard, un air à mi-chemin entre Tati et Scherlock Holmes, la parole abondante, provoquante, la verve truculente nous accueille. Vendredi 2 Novembre 1990. C'est un homme pressé, qui n'aime pas les mondanités. Un oiseau rare dans le monde souvent empesé des conservateurs de musées. Il vient nous donner quelques clés de sa nouvelle exposition.
Rappel de certains titres édités par le Musée pour nous rafraîchir la mémoire: "Le corps enjeu", 1963, “Objets prétextes, objets manipulés", 19Ô4, “le Mal et la douleur" 1966, Temps perdu, temps retrouvé", 19Ô5, "Le Salon d'Ethnographie”,1969.
"Chacune de nos expositions raconte une histoire". Un scénario où s'entrecroisent des objets ethnologiques, objets d'art, collections du musée, objets du quotidien immédiats et lointains. Choc des regards, des cultures. On y perd son histoire, son latin, son hébreu, ou le peu qui nous en reste. Les premiers trous de l'oubli pour ouvrir le passage, laisser poindre l'imaginaire, les associations de pensée. Référence à l'ouvrage de Butor, “la Modification", le thème du labyrinthe, la revue surréaliste, “le Minotaure". Comment exposer le trou ? Un pari audacieux auquel nos conservateurs faillirent renoncer. Le trou, nous dit le motif de l'exposition, pour penser le quotidien, "un concept fécond dans l'approche scientifique, dans la discussion des croyances, dans la définition du sacré", ajoutons dans la construction des émotions.
Réfléchir sur le "vous" et “les autres". N'est-ce pas là, l'un des fondements de l'ethnologie?
Première scène, un film vidéo : un trou sur fond de papier crevé, apparaît et s'éloigne lentement. L'exposition s'achève dans une salle peuplé de fauteuils vides, un Cinéma, “le Cosmos". L'écran est blanc. De quelle aventure s'agit-il?
Pour baliser notre itinéraire, il nous est donné un dépliant, "mode d'emploi", où chaque page pourrait représenter une porte de l'exposition, un passage qui porte un titre à chaque fois différent : "Mijoter ses chimères", "Passer sur d'autres rives", "Camoufler ses
angoisses", "Confortables émanations".... L'histoire se déroule en quatre espaces : la maison, la ville, la carlingue accidentée, l'hotel. Si l'exposition comporte peu d'écrits, le dépliant indique des citations de philosophes, d'écrivains, poètes et anthropologues : vacations entre Rabelais, Foucault et Michel Serres, Barthes, Augé et Charles Baudelaire... Trois lignes en caractère gras fonctionnent comme un accroc pour le regard, un laissez-passer pour rêver. Ensuite, à vous de faire. User de votre cerveau, vos émotions ; retrouver les gestes, les rites anciens et contemporains. Un effort nous est demandé, celui de nous oublier, de nous décentrer. Une bousculade suprême. Difficile de faire décoller les oripeaux de l'anthropocentrisme.
Notre premier rendez-vous est avec la bouche, le ventre, les dents, gavage d’une Touarègue, les plats et fourchettes nécessaires pour "repas cannibale" (Fidji).. Deuxième espace, après la cuisine, celui de la salle de bains : les objets du bain liés à son rituel, baignoire gris-blanc, éponge bleue-“nouveau réalisme"- de l'artiste Yves Klein, conques, (Madagascar), (Marquises), amphore Kabyle, aiguières à ablutions (Tunisie)... S'évacuent ainsi le narcissisme ambiant autour du corps, les rites de fécondité, le corps mutilé, statuette de femme scarifiée, les rives de la naissance, Vénus (Botticelli) avec elle, le liquide amniotique, pour passer dans le monde funéraire par un voyage sur barque égyptienne. Nouvel espace : celui où l'on stocke et ‘mijote ses angoisses", espace rétréci.. Voici les trous de la rétention, les sous-sols ou grenier pour déposer nourriture, valises, bouteilles, argent, les corps cryogénisés. Pêle-mêle l'on pense aux sous-sol des banques et hôpitaux, coffre-forts et morgues . Chaque culture accumule, conserve, retient : bijoux mauritaniens, précolombiens et nourriture dans réfrigérateur, modèle réduit de grenier à Java, macaronis dans coffre- fort, jambe qui dépasse d’un sarcophage de l'époque pharaonique.
A chaque étape du parcours, nous sommes surpris, agacés, remués par une mise-en-scène critique, ludique, ironique de l'espace ; un jeu théâtral logiquement agencé.
Nous arrivons à la nuit bleutée de la ville américaine, "Cinécitta". La ville avec ses fentes, machines à sous, boîte à lettres, travaux, parkings, porches, portes battantes, billeteries : trous d'en face de vous, trous du bas, trous du sol. La ville porte ses trous avec violence et nous contraint à exercer nos cinq sens. Voir révéler tous ces trous d'un seul coup est difficile à soutenir.
C'est le travail nécessaire de repérage, d'analyse, d'éloignement du muséographe. Rappel du sens de la ville. Une estampe japonaise de 1055 environ, non pas celle que vous croyez : le poisson Namazu, maître des séismes, oblige les privilégiés à dégorger ou excréter des richesses métalliques. Symbolique du trop-plein. Ces trous repérés, multiformes, se heurtent aux trous du pavé identifié, celui des foyers archéologiques, 10500 ans avant J.C., découvert à Neuchâtel lors de la construction d'une route.
Nous sommes ensuite canalisés par un couloir-boyau pour nous confronter aux émanations de l'industrie, ses risques et catastrophes, des écrans de télévision éclairés projettent le recyclage des déchets ; des cheminées laissent passer des fumées, des objets exposés : machines à vapeur (Allemagne), laques et aérosols, impacts de balle. Que brûle-t-on? Au ciel, sur écran, figure une photo du trou d'ozone. En un lieu circulaire se concentrent les maladies de la terre. La mauvaise conscience naît. Comme si le le monde ne pouvait plus se poursuivre, le cosmos bascule.A la frontière de la vie, l'avion fait crash, c'est le trou noir, la chute. Cet artifice de scénario provoque le temps du retour en arrière dans le luxueux hôtel "Minotaure". A travers les chambres rose-gris d'hôtel, nous allons errer à travers le temps, le pouvoir, le sacré au quotidien, avant l'ultime trou, la mort.
Chambres 100 à 109. La photo, “la prière" de Man Ray (1930), la nudité du dos qui s'achève sur des rondeurs fessues ; le regard du voyeur, un trou de serrure, des partitions musicales d’Haendel. Autre chambre, celle du temps qui s'écoule dans un recomposition du désert de montres molles, version Dali, calendrier Fang, Horloge à poids bernoise, sablier. Puis viennent les exercices du corps, équipement de golfe, gant de boxe. Le bar, la boisson, l'alcool. Chacun se tue à sa manière.
Autre pièce, une scène entrouverte de la commedia del arte où la place du souffleur est vide, des écrans de TV brisés ne réflètent plus leur réalité. Pas très loin, le siège des toilettes est un trône où s'assied le chef, un sceptre à la main... Un atelier de réparation automobile, une statue de Jésus sur le côté, des pneus sont criblés d'épines... J’en oublie... La dernière image intérieure, un souffle vient agiter un rideau de gaze à la lumière blanche. Sommes-nous sortis de la caverne platonicienne ?
Il est temps de s'assoir sur un large canapé bleu face au tableau italien “Girotondo" de Weiner Vaccari. Le jeu du trou se poursuit. Hommes et femmes hilares jouent à viser la tête d'un homme dans un trou. Jouer sur la tête des autres, tel est le propos des batailles, des guerres... Si vous désirez poursuivre, il faut en appeler au sens de l’absurde d'un Jarry, à l'esthétisme d'un Baudelaire, au goût du souvenir d'un Proust, à l'oeil érotique d'un Bataille, la délectation muséale d'un Jacques Hainard and Co...
Exposition difficile, provoquante, transgressive, téméraire et décapante.
"Je trouve que la vie est un trou qui dès notre naissance commence à se creuser jusqu'à notre mort. Le trou pour moi, c'est la liberté ou parfois la mort, commente un lycéen de Neuchâtel. Réponse lointaine aux propos de Jean Duvignaud : “ la mort virtuelle appelle la signature". L'exposition, "le trou", un passage réflexif sur les modes et méthodes d’une ethnologie à venir.
(J'ai publié cet article dans la Revue des sciences sociales de la France de l’Est, L’identité un mythe refuge, n°18, 1990/1991, Ed. USHS.)